Récemment une enluminure faisant mention de la « nigromancie » m’est passé sous les yeux et
m'a quelque peu intriguée... Elle provient d’un manuscrit du Livre du Trésor de Bruno Latini
(+ 1294) daté de 1260-1299 et originaire du Sud de la France. Le Trésor, qui offre une grande
compilation du savoir de son temps dans l’esprit « encyclopédiste » du XIIIe s., n’est pas un
ouvrage de magie mais bien un ouvrage généraliste fort répandu (91 manuscrits et fragments en
sont d'ailleurs recensés à ce jour d’après le chartiste Thibaud Bouard).
L’auteur du Trésor est soit dit en passant une figure importante du XIIIe s. florentin : notaire
appartenant au parti guelfe, il est aussi connu pour avoir été le maître de Dante Alighieri
(+ 1321) qui l’a immortalisé en lui offrant une place dans son Enfer (Chap. XV).
L’enluminure en question apparaît classiquement sur le premier folio en pleine page en vis-à-vis
d'un arbre des vices et des vertus. Elle présente une allégorie de la philosophie trônant sur une
colonne centrale présentant les sept arts libéraux selon la longue tradition héritée de Martianus
Capella (+ 428) en passant par Cassiodore (+ 580) et Boèce (+ 524). Cette colonne des arts libéraux
est flanquée à sa gauche d’une colonne présentant sept arts intellectuels et mécaniques et à sa
droite d’une colonne présentant sept arts mécaniques soit un total de 3 x 7 = 21 arts représentés.
De haut en bas, on peut détailler ainsi :
Au centre, les sept arts libéraux : astrolomie (une orthographe qui illustre bien que l'astronomie
médiévale inclue « astronomie » et « astrologie »), musique, geometrie, arismetique, rectorique,
dialetique, gramatique.
A gauche, sept arts intellectuels et mécaniques : logique, decres (art du droit canon), fisique (art de
la médecine), lois (art du droit romain), harperie (art de la lutherie), escriture, peinterie (art de
la peinture).
A droite, sept arts intellectuels et mécaniques : nigromancie (arts magiques), arquimie (art alchimique),
guaaignerie (art agricole), changerie (art du change), treisserie (art du tissage), charpenterie (art
du travail du bois), forgerie (art du travail des métaux).
On remarque que le mot « nigromancie » (du lat. « niger », « noir » et du gr. « μαντεία », « oracle,
divination ») est mis en exergue graphiquement d'une manière qui place la nigromancie à part des autres
arts. On notera au passage que la vignette représentant cet art jouxte les vignettes correspondant à
l’astronomie (astrologie), l’alchimie et à la musique : les arts magiques ne sont pas sans rapport avec
les arts astrologiques, alchimiques et musicaux. La vignette de la nigromancie donne à voir un personnage
assis invoquant un démon à l'aide d'un livre ouvert, sa main droite indiquant sur le livre la formule qu’il
récite et sa main gauche suscitant le démon ou indiquant la communication avec celui-ci. Cela donne un idée
claire de ce que l’illustrateur entend par « nigromancie » : une pratique magique qui consiste en ou se fait
par le truchement de l’invocation de démons. Dans le Songe du vergier à la fin du XIVe s. on trouve à ce titre :
« et pour ce que lez Ars magiques, conme est Nigromancie, Geomancie et samblables, si se font par aucunes
evocacions de l'Anemi, pour tant, ce sont sciences qui sont deffendues. » « Et pour les arts magiques, comme
la nigromancie, la géomancie et autres, si ils se font part invocation de l'Ennemi [le Diable], ce sont des
sciences défendues. » (Cf. Dictionnaire du Moyen Français, Songe du vergier S., t.1, 1378, 377). Et dans
l’Harmonie des sphères d’Evrard de Conty (+ 1405) : « Et pour ce dit aussy ailleurs Aubert, un moult grant
philosophe, que se nous congnoissions bien les vertus des pierres et des herbes, nous ne ariens mestier des
sciences de nigromancie. » « Et Albert le Grand, un très grand philosophe, dit aussi que si nous connaissons
bien les vertus des pierres et des herbes, nous ne nous mêlons pas des sciences de la nigromancie. » (Cf.
Dictionnaire du Moyen Français, EVR. CONTY, Harmonie des sphères H.P.-H., c.1400, 98).
L'art de la nigromancie (ou plus généralement les arts magiques) qui apparaît « à part » est donc l'art que
l'on s'interdit... Mais il y a une autre chose qui m’intéresse tout particulièrement ici : le lien qui est
fait dans l’esprit de l’illustrateur entre les arts mécaniques énumérés - qui correspondent à des « techniques »
et se prolongent dans l’« industrie » comme on dirait aujourd’hui - et la nigromancie qui est placée en tête de
liste au même titre que l’astronomie (la science des astres et donc de l'ordre de l'univers) est en tête de la
liste des septs arts libéraux. Cela me semble souligner le rapport entre la matérialité et l’univers démoniaque,
ce qui pourrait paraître contradictoire puisque l’univers démoniaque est vu comme un miroir déformant ou une
singerie de l’univers angélique et qu’aucun des deux univers n’appartient à la matérialité : anges et démons sont
de purs esprits. Néanmoins, quand l’Homme se jette dans la matérialité sans tenir compte ni de l’ordre du monde ni
de son l’ordonnateur, quand il opère sur la matière sans sagesse, quand il la trans-forme sous l’impulsion des
passions de son âme, il agit comme un nigromancien.
(C)opyright - Hélène Derieux